qui sommes-nous?

Les Éditions Terrasses sont définies par les ouvrages et  les autrices et auteurs qu’elles éditent…

Nous choisissons donc de les présenter aux travers des notes des éditeurs qui commencent chaque ouvrage que nous publions.

 

Notes des éditeurs de Juste au-dessus du silence de Anne Gréki


Les voyous de l’autogestion
Voyous de la révolution
Le poète est un voyou
(Chams de Tabriz, Rimbaud, Essenine, Voznessenski,
Evoutchenko, Allen Ginsberg, Genet, Artaud,
Anna Gréki, Patrick Mac’Avoy, Yahia S. Ben Hadji).
« Poubelles précieuses »
Jean Sénac, in Avant-Corps


Il faudrait sans doute imaginer un jour un recueil de souvenirs d’éditeurs pour comprendre ce que signifie publier des « voyous » : un Georges Jackson derrière les barreaux de Soledad s’entraînant autant à l’auto-défense physique qu’à la dialectique communiste et fanoniste, insistant sans relâche auprès de son éditeur depuis sa cellule pour que la couverture de son livre ne le présente pas derrière les barreaux ; un Genet adepte des « larcins », emprisonné à la Santé et lucide quant à l’argent qu’il lui faut demander à son jeune éditeur Marc Barbezat ; un Sénac ayant rencontré son ami-éditeur Jean Subervie via l’impression clandestine anti-coloniale alors alliée des « terroristes » algériens ; une Anna Gréki, « pas commode », rebelle, femme et communiste osant défier la bien-séance post-indépendance pour défendre l’espoir d’une Algérie plurielle de la même façon qu’elle avait défié à travers la poésie ses bourreaux « à l’heure de la souillure » par l’État français et ses chiens de gardes paras, etc.
Car il s’agit bien de cela finalement : faire le choix à un moment donné de concentrer énergies, travail, argent pour finir de mettre au monde (ou faire renaître dans notre cas) cette littérature ne voulant plus (ne pouvant pas s’offrir le luxe de) se cacher derrière les rideaux d’une culture d’ornement. En d’autres mots aujourd’hui on dirait : la littérature de ceux et celles « qui n’ont pas le temps ». Pas le temps ni les privilèges de faire semblant, de tout soigneusement mettre en ordre et en place pour « devenir écrivain ». Anna Gréki était de ces voyous. Non pas dans l’abstraction folle du plaisir délictuel, mais plutôt dans la conscience de ne pas pouvoir être complice des systèmes de domination qui parsèment une vie, qu’ils soient capitalistes, coloniaux, patriarcaux. Anna Gréki, de son vrai nom Colette Grégoire, fut poète et militante « colleuse d’affiches », écrivaine et femme engagée dans la vie politique, comme le raconte si bien ses amis et camarades dans la brochure de l’Union des écrivains algériens éditée en son hommage et présentée dans ce livre. On y retrouvera notamment des éléments biographiques importants afin de situer cette militante anticolonialiste arrêtée pendant la bataille d’Alger pour son activité au sein du FLN, torturée, expulsée d’Algérie, puis engagée dans la vie politique et culturelle algérienne après 1962, notamment en tant que membre de l’Union des écrivains algériens.
Elle fut surtout sur la ligne de crête, comme tant d’autres, entre d’un côté le temps colonial en train de convulser dans ses derniers sursauts de violence crue, et d’un autre, le temps décolonial en train d’ajuster sa ligne de mire. Un temps de conquête littéraire, de conquête de droits et de liberté mais aussi d’expérimentations pour dire et écrire les identités, et la vie populaire.
En choisissant d’ouvrir notre catalogue avec la réédition d’une grande partie de l’œuvre d’Anna Gréki nous voulons tenter de répondre à la contradiction apparente que pose l’édition de ces « voyous des révolutions ». Car nous pensons qu’il faut bien être un peu voyou face à ce monde, pour ne pas seulement le vomir mais essayer d’y peser. En fraude, en trahison, en beauté de vers qui libèrent un peu, ceux du bleu dont parle Lamis Saïdi, traductrice merveilleuse de lucidité quant au besoin de ne pas laisser l’héritage poétique de l’Algérie
emprisonné dans une seule langue ; cette même poésie qui permettait aux Moudjahidates de faire abstraction des barreaux dans les geôles du tortionnaire français, et qui aujourd’hui résonne avec les affiches et les appels des prisonniers politiques d’un peuple algérien qui ne veut toujours pas trahir et vendre son histoire révolutionnaire.
Ce livre, nous l’avons imaginé en hommage donc à Anna Gréki et à ceux et celles qui n’ont pas eu peur (et n’ont pas peur) d’affronter la ségrégation spatiale, politique et sociale pour la haïr, la disséquer et la combattre. Mais il est aussi une façon d’actualiser des théories de culture populaire et leur mise en pratique d’alors (en pleine guerre d’Algérie) pour répondre aux besoins concrets d’émancipation et de savoir pour la Grande Majorité.
Nous avons choisi d’y présenter des textes d’Anna Gréki réagissant aux enjeux d’une société plurielle, devant penser à la fois la survie matérielle d’un peuple colonisé (puis décolonisé) mais aussi la lutte contre l’aliénation coloniale et culturelle dans un monde mondialisé. Comment écrire pour un peuple à majorité analphabète ? Comment produire une littérature et une pensée dans un contexte multilingue ? Autant de questions qui nous paraissent ô combien actuelles, et pas seulement en Algérie mais bel et bien dans un espace méditerranéen, ouvert mais ancré dans une histoire commune façonnée dans les décolonisations de la fin du siècle dernier. C’est ce défi que Lamis Saïdi décrit si bien dans sa préface en montrant à quel point nous avons besoin de « littératures de relais ». Défi qu’elle subjugue en proposant avec Juste au-dessus du silence une traduction en arabe d’un choix de poèmes (odes à la vie, à l’amour et au respect des luttes justes) tirés des deux ouvrages d’Anna Gréki, Algérie, Capitale Alger et Temps forts.
Ce premier livre est ainsi notre hommage à ces voyous passés et contemporains. La diversité déliberée dans le choix des textes d’Anna Gréki proposés ancre la démarche des Éditions Terrasses dans une exigence à la fois littéraire et politique ; exigence qui, nous l’espérons, prolongera les liens internationalistes, les rencontres littéraires et les beautés de poésie à redécouvrir.
Une façon pour nous d’actualiser l’édito de la revue Terrasses de juin 1953 que nous voulons faire nôtre : « Dans la mesure où elle se veut fidèle à ces voix du perpétuel amour, notre revue ne tentera pas de plaire, car nous avons appris que, pour longtemps encore, la parole ne peut plus viser à distraire sans abdiquer sa dignité. Cette conception de la littérature et du respect qu’elle doit à l’homme [et à la femme] nous engage dans une difficile aventure de vérité. »

 

Note des éditeurs de Le Soleil sous les armes de Jean Sénac


« Jean Sénac marchait vite, parlait vite, vivait vite, du pas de celui qui sait son temps compté
et force le poème à se gorger de sens et de beauté au point d’en éclater 1 . »

De Sénac il manquait la réédition de son seul essai : Le Soleil sous les armes. Nous avons choisi de republier ce texte difficilement trouvable aujourd’hui car il nous paraît primordial, comme dans notre réédition d’Anna Gréki, de mettre en lumière les questions de fond et de forme, d’œuvre et de vie.
Pour comprendre le fond, il suffit de s’y jeter pour y découvrir l’écriture simple, délibérément didactique d’une œuvre pensée en 1957 comme une arme de propagande et de résistance. Il fallait à l’époque faire la critique (même plus : être le critique) de la poésie nationale d’une nation algérienne dont on refusait l’existence. « On » désignant alors une des plus grandes puissances mondiales de l’époque, terre autoproclamée d’excellence littéraire.

Et ce pour continuer d’élargir le front des résistances à la bête coloniale, pour utiliser le monde de la littérature comme porte-voix de la lutte anticoloniale. Dans Le Soleil sous les armes, Sénac se donnait pour tâche de présenter et d’analyser ce qui constituait alors le patrimoine poétique de la nation algérienne dans toute sa pluralité. Une anthologie de la poésie algérienne, mais en temps réel, en temps de guerre, « en temps politique ». Si l’essai que publie l’éditeur Subervie le 1 er octobre 1957, est une version d’un manuscrit se baladant depuis alors plus d’une année entre plumes et tribunes, il est à l’origine le texte d’une conférence de presse donnée par Sénac le 13 mars 1956 à Paris à l’initiative de l’Union des etudiants de la nouvelle gauche. Il deviendra ensuite un article, destiné au numéro 5 de la revue Exigence parue en janvier 1957 et publiant des poètes algériens ; numéro frappé par la censure étatique et saisi dès sa publication. Six jours plus tard,
Le Soleil sous les armes, repassera une dernière fois à l’oralité lors d’une intervention de l’écrivain au siège de
l’Union générale des étudiants musulmans algériens à Paris, avant de finalement être imprimé sur les presses
de l’imprimerie Subervie à Rodez.
Ces vies antérieures de l’œuvre ne sont pas anodines. Nous ne voulons pas les lire comme des anecdotes d’une quelconque histoire de l’édition. Elles sont l’œuvre elle-même. Elles sont l’intertextualité qu’il faut décrypter. Elles sont la sève et la saveur du travail d’édition.
Elles sont la forme fomentant le fond. Elles sont alors autant d’armes se révélant à la lecture du Soleil sous les armes. La résistance et le politique s’y jouent dans et au-delà des lignes imprimées. À l’époque déjà des discours guindés de prix Nobel, Sénac présente en effet son texte dans les petites salles aux jeunesses d’Algérie s’organisant dans l’exil, et devant les jeunesses de France sentant sans doute leur retard dans le train d’une histoire qui n’a pas le temps d’attendre lorsque
les maquis grondent déjà. Même après sa publication, Le Soleil sous les armes servira encore de base de présentation pour Sénac lors de deux conférences à Grenoble en 1958 et 1962.
Ce fond et ces formes ont valeur politique ici ! Dans les présentations d’alors comme dans l’écho qu’elles suscitent dans nos positionnements contemporains.
C’est toute la force révélée par les « points-tirets-lucidité » de Nathalie Quintane dans sa préface à ce livre. Ce sont toutes les cohérences d’un Sénac qui a toute sa place dans la littérature algérienne, et francophone. Il aura pris position, au milieu d’une guerre et parmi les ego démesurés d’hommes de lettres maîtrisant cette langue française, à l’intersection de toutes les dialectiques éminemment politiques : entre oralité et publication écrite ; entre langues française, arabe et berbère
comme il le présente et le respecte dans son essai ; entre création poétique et devoir de militant.
Le Soleil sous les armes est politique car il compose avec les exigences d’un contexte et de positionnements militants à tenir, sans renoncer à la poésie. C’est justement parce qu’il fait l’effort de faire un travail « de critique » (comme une tâche-devoir), de présentation et de traduction de la poésie populaire algérienne qu’il fait œuvre politique. Non pas parce qu’il écrit un manuel mais parce que lui, Algérien d’origine européenne, non arabophone, fait l’effort de faire traduire, de mettre le nez dans la réalité linguistique de la richesse algérienne, en mettant côte à côte Henri Kréa et Nourredine Tidafi,
Aït Djafer et Philippe Louit, Kateb Yacine, connu en France, et Boualem Taïbi, écrivant depuis les maquis de la Wilaya IV.
En 1957, il traite ce que peu veulent alors accepter : la pluralité de la culture algérienne ne devant pas occulter la nécessité d’en finir avec une société coloniale faite de privilèges. Ce que trop d’hommes de lettre d’alors, algériens ou français, refusèrent de faire.
Là où la nécessité de la guerre poussa certains comme Camus à se réfugier dans une poétique de la vertu individuelle, Sénac choisit avec Le Soleil sous les armes d’être honnête avec son aventure littéraire l’ayant accompagné dans son apprentissage de l’Algérie et des lettres : une aventure de l’écriture collective, celle des revues Simoun, Soleil et Terrasses qu’il anima en Algérie avant la guerre, celle de l’écriture « par tous et pour l’homme d’affaire en puissance, les tourments du poète et l’inquiétude du futur militant politique (car il faudra bien un de ces jours me décider humblement à remplacer mon nombril par l’action commune et entreprendre celle-ci dans le parti cher à ma raison). », Fonds Sénac, Archives Municipales de Marseille.

Comme l’écrivait Jean Sénac à l’auteur Jean Daniel, réagissant aux prises de positions de Albert Camus sur la guerre de libération algérienne : « Camus nous a enseigné les vertus du silence. Dommage, moi je suis bavard. » L’axiome n’est jamais loin : se taire c’est collaborer d’une façon ou d’une autre. Rééditer cet unique essai de Sénac, c’est pour nous faire le choix de privilégier encore une fois une littérature qui parle ; une littérature « bavarde » car trop consciente d’une richesse populaire, textuelle et orale, qui préside à toute écriture.
Enfin, ce livre nous fait réfléchir encore un peu plus sur les liens entre éditeurs et œuvres. Sans avoir à procéder par élimination. La vie de Sénac (en partie présentée à travers les hommages de ceux et celles ayant participé à Jean Sénac vivant, livre republié ici en seconde partie) nous offre des clefs pour « tout tenir ». Essayer sans cesse « de tout tenir ». La pluralité présente dans ce livre est pour nous une condition de cette poésie où ne « disparaît pas la contradiction » pour reprendre les mots de Nathalie Quintane. Elle est un appel à continuer de faire découvrir et faire redécouvrir l’œuvre entière de Jean Sénac des deux côtés de la Méditerranée. Les pistes critiques tout autant que poétiques qui naissent à l’écrit dans ce Soleil sous les armes doivent continuer à être explorées pour accompagner les théorisations de la littérature en Algérie, permettant par ricochet de déconstruire un peu les remparts fumeux de la langue française ici et dans le monde. Comment en effet ne pas s’inspirer des concepts de « littérature de graphie française » ou de « littérature de transition » en acceptant qu’une telle force théorique ait été pensée et développée ailleurs qu’en France, alors qu’elle nous concerne aussi de ce côté-ci de la Méditerranée ? Écrite grâce à une langue française pillée, magnifiée, réinventée, ces littératures nous concernent et nous permettent de comprendre d’autres réalités du monde ayant déjà refusé la sclérose de l’idéologie impériale française. Ce livre rappelle notre devoir de ne pas faire comme si on ne pouvait pas lire cette littérature de graphie française, ou écrite en arabe et en berbère. Elle nous concerne toutes et tous, et le travail de déblaiement avait déjà été entrepris (en pleine guerre).
En choisissant de présenter en deuxième partie du Soleil sous les armes, une réédition du livre protéiforme Jean Sénac Vivant, édité pour la première fois en 1981 à Paris, nous voulons assumer encore plus fermement cette « non-élimination », de ne pas se restreindre dans notre volonté de nous inspirer directement de toutes. Écrite ou non dans le bon sens, là n’est pas la question / beauté de la traduction de relais. L’expression est de Jean Pélégri : « Je crois que cette littérature peut-être, pendant un certain temps, un lieu d’essais et d’expériences, une littérature-laboratoire qui pourra être utile à ceux qui viendront ensuite – et qui écriront, eux, dans le bon sens. », « Le Kateb ou l’écrivain public », Novembre, 1964.
les facettes de Sénac : algérien, militant, critique littéraire, de langue française, faisant appel à la traduction, poète, ami et amant. Et plus que jamais : participer à l’éducation politique collective plutôt qu’aux interprétations académiques et aux galas de remises de prix littéraires.
De Sénac, le jeune poète Youcef Sebti se souvenait d’une chose : « Le rebord des souliers de Sénac. Ses
souliers finissaient vers les orteils par un pli dont [il a] déduit de suite qu’il était un marcheur et qu’il ne devait
pas disposer de beaucoup de paires de chaussures. L’avenir me le confirmera. » De Sénac nous retenons
une poésie en marche, qui elle aussi « n’a pas le temps ».
À nous toutes et tous de rechercher ces noms (et les trajectoires de vie qui y sont liées) dans les épitaphes de tant de livres écrits ailleurs mais accessibles. À nous de reprendre ce mouvement comme le faisait cette jeunesse algérienne avide de rencontrer écrivains et militants partout où c’était possible, comme le faisait Sebti sachant qu’il pourrait croiser Sénac dans une salle de conférence, sur un trottoir ou dans un café. Car l’édition doit aller de l’avant : il nous faut décrypter ces
formes multiples de l’écriture toujours en écho de la vie réelle, des besoins de la grande majorité et non pas du seul talent de tel ou tel génie.

 

 

Note des éditeurs des 2 ouvrages de Jean Pélégri


« Dans la vie des masses populaires, le poème est une réalité quotidienne…
Nous transmettons ce que chacun d’entre nous a pu arracher au mutisme d’un présent torride…
Dire ! Tout dire ! Face à une techno-bureaucratie sous-développée, le Dire, la parole répond à toute infidélité. La parole est tentative de prise d’un pouvoir. Pouvoir sur tout. »

 


Il faudra encore beaucoup de travail pour rendre à la littérature algérienne toute sa puissance et sa richesse. Ce troisième livre proposé par les éditions Terrasses vient clôturer un premier cycle posant comme un besoin politique et esthétique la re-découverte d’une littérature algérienne portant en elle contradictions et expérimentations que nous affirmons actuelles, et dont nous devons nous inspi-
rer aujourd’hui. Et cela car, en étant algérienne, elle est bien plus : indubitablement liée à l’internationalisme révolutionnaire des années de lutte décoloniale, inexorablement arme critique pour réfléchir sur les liens de la France avec sa langue, son empire colonial passé et présent, son impérialisme et, par conséquence, sur la condition postcoloniale en général.
De la littérature algérienne, en effet, ne nous parviennent toujours que des échos. Comme à l’époque d’ailleurs, lorsqu’en pleine guerre mondialisée, médiatisée, la société française ne connaissait pratiquement aucun des écrivain.e.s, intellectuel.le.s, militant.e.s et artistes, traduits et diffusés
dans le monde entier, qui magnifiaient, en se l’appropriant et la pillant, la langue française.
Ainsi, par voie de conséquence : être toujours confronté au fond de commerce d’une littérature algérienne écrite en français pour la France, (tel un Kamel Daoud façonné pour plaire à une lecture plate, humanisante et réactionnaire d’un occident adorant les écrivains-chroniqueurs-un-peu-polémiste ) qui n’est au final que la perpétuation d’une littérature algérienne datant de la période coloniale dont il paraît
si difficile de se départir. Ainsi chaque année : devoir revisiter l’œuvre de Camus, finalement le plus connu des auteur algériens, y compris sous la plume de Daoud. Ainsi, au final : toujours le même cénacle, un continuum historique se croyant vacciné aux impératifs (ou les méprisant) des luttes
contre l’aliénation coloniale que s’était pourtant fixés les artistes de l’Union des écrivains algériens et de nombreux intellectuel.le.s et militant.e.s d’alors.
Republier deux des romans de Jean Pélégri est pour nous un acte de plus pour replonger dans cette aventure populaire, politique et libératrice qu’a portée avec elle une vague littéraire déterminée à en finir avec l’héritage colonial de l’École algérianniste. Il s’agit d’une génération intellectuelle, non pas définie par une classe d’âge, mais par un mouvement de pensée, perméable à un contexte politique empreint de violence (révolutionnaire et contre-révolutionnaire) et ayant grandi en Algérie à la frontière de plusieurs
cultures. Sénac, Gréki, Pélégri, pour ne citer qu’eux, sont l’endroit des Bourboune, Boudia, Mechakra (entre tous les autres « envers ») ; une même génération façonnée par l’Algérie mais n’ayant pas eu le même accès aux espaces de validation et de pouvoir. Au sein du système colonial cet envers et cet endroit valent théorie politique : ils balisent des espaces de contradictions absolues, espaces où se jouent à plein discriminations et oppressions, mais aussi reconnaissance, traîtrise et prise de conscience.
Touchée d’une façon ou d’une autre par la langue française impériale, cette génération propre aux années
1950, 1960 et 1970 a esquissé au fil des expérimentations littéraires et des organisations collectives une théorie politico-littéraire consciente qu’il fallait débarrasser peu à peu de leurs langues les oripeaux des réflexes coloniaux et orientalistes. Il s’agissait d’en finir avec « l’algérianisme » dominant le paysage littéraire du pays par l’organisation collective, les revues, les échanges avec le peuple algérien dans son
intégralité : aller voir plus loin que le soleil et la lumière cinglante. Car l’Algérie était plus que cela : des hommes et des femmes au sein de rapports de pouvoir. Parler des siens et des siennes donc, en premier lieu, pour ceux et celles issues des communautés arabes, berbères et musulmanes. Et puis pour les autres, à qui on attribuait une dignité car originaires de la communauté européenne : aller au-delà des tentèrent de définir une culture algérienne esthétiquement autonome, refusant le centralisme de la métropole et revendiquant une « singularité » algérienne, pied-noire et issue d’un rapport particulier à la terre algérienne.
Lié finalement au système colonial, ce mouvement, quoique pluriel, ne dépassera jamais les contradictions de la nature profonde coloniale et niera toute existence propre à la culture de l’Algérie ayant survécu à l’aliénation coloniale, en premier à la culture arabe, kabyle, et musulmane, représentations distillées par la mentalité coloniale, passer les frontières géographiques et langagières de la ségrégation en trahissant s’il le faut.
Jean Pélégri, fils de colon de la Mitidja n’est qu’un parmi tous ceux et celles qui grandirent dans cet espace pluriel ; espace où on côtoyait de loin et depuis la naissance les Autres, les « indigènes », en s’imprégnant d’un ensemble de valeurs propres à la terre algérienne parce qu’habitée par le peuple algérien, où on se familiarisait avec la langue arabe algérienne de loin, sans jamais se l’avouer, sans jamais commencer à « trahir un peu » en assumant l’apprendre et la parler (ce dont Pélégri prit conscience en apprenant la langue arabe).
Lorsqu’il travaille sur les Oliviers de la Justice en pleine guerre civile (dite « d’Algérie »), c’est la mort de son père qui vient rappeler à Pélégri quelque chose qui commence à pointer au-delà du « drame algérien », ce même drame qui servit de prétexte à Camus et à tous ceux et celles qui choisirent de se taire. Car au centre de ce drame se jouaient des responsabilités et des dignités à respecter que le système
en place ne voulait et ne pouvait pas reconnaître. Car au-delà de ce drame, se dessine dans les Oliviers de la Justice un dépassement par l’action de l’« impossibilité » de la cohabitation symbolisée par la figure du père-colon, ayant touché du doigt une fraternité de la vie quotidienne se fracassant sur le plafond de verre du colonialisme, et ne pouvant pas permettre le partage d’une sensibilité autour de la terre, du travail, de la valeur d’une parole… Ce sont là autant de vérités dépassant la seule extase du paysage et qui sont au cœur des Oliviers de la justice. Et ce livre de se terminer sur ce constat : comment faire dérailler ce « destin » de l’impossible cohabitation que les émotions, les souvenirs d’enfance et les dernières heures du père venaient contredire ?
C’est la langue, qui à l’image de Gréki et de Sénac va offrir à Pélégri une clef pour, non pas refuser ce destin (ou tenter de l’oublier), mais le décortiquer, le comprendre et le faire comprendre en faisant ce que tant refusaient de faire : en allant voir du côté de l’envers, en allant décrire la réalité algérienne « telle qu’elle est — sans filtres correcteurs. » Autrement dit : « retrouver les structures d’un parler. Sa géologie »  mais pas de n’importe quel parler : celui d’un peuple en entier, et non pas celui seulement compréhensible par la métropole, ou par les cercles dominants distribuant depuis l’école primaire, bons points, bourses d’études, prix littéraires et prix Nobel au nom du bienfait républicain. Autrement dit : se tourner vers l’envers pour être honnête avec la fonction de l’écrit : dire la réalité dans son entièreté quitte à inventer une langue et non pas « convenir » à une attente pour devenir écrivain reconnu.
Mais pour cela encore fallait-il vouloir sortir un peu de soi, aller écouter la vieille Fatima dans sa langue, tenter de se comprendre en faisant un pas en avant, ou deux, ou trois, comme le fit Pélégri.
Nous avons choisi dans cet ouvrage de regrouper deux livres parus à quatre années d’intervalles pour mettre en lumière ce qui représente à nos yeux un des actes fondateurs de la littérature algérienne : la lente et décisive lutte contre l’aliénation coloniale au cœur même de la littérature d’expression française. Au même titre que la poésie-résistance de Gréki ou que le Soleil sous les armes de Sénac, le passage des Oliviers de la Justice au Maboul représente un acte révolutionnaire et collectif contre le système colonial de domination. Un acte-honnêteté, reconnaissant la fracture béante créée par l’aliénation coloniale et par le silence mortel imposée aux voix algériennes, et qui s’exprime en effet dans l’évolution du rapport à l’écriture (et donc à l’Algérie) de Pélégri. Comme le décrivait très bien Albert-Paul Lentin, pied-noir lui-même, lors de la parution du Maboul, dans le texte que nous avons choisi d’insérer en postface, Pélégri, ne pouvant se résoudre au silence collectif, choisit le silence (devoir-silence) de l’écrivain qui se met au travail pour accoucher d’une voix nouvelle : une voix pleinement algérienne, plongeant dans «la géologie » d’un peuple et de son rapport à la terre et à ce « destin » commun.
Il faut lire cette évolution du rapport à la langue, le lire comme une tâche politique afin de participer à l’effort collectif de construction d’une nation indépendante et d’une culture populaire et nationale s’armant contre l’aliénation coloniale. Il faut lire comment le soit-disant drame de la communauté pied-noir était celui d’un choix à faire entre « une justice subjective, homéopathique » ou une « justice collective ». En faisant le choix de la justice collective, Pélégri accepta de plonger dans l’envers algérien, dans le secret de la « FORME algérienne », celle du Kateb (écrivain public) qui respecte « la pensée labyrinthe » qui écoute, découvre puis invente au rythme du peuple la langue qui portera enfin une
dimension collective, expliquant le destin de l’impossible cohabitation dans son entièreté plutôt que de le subir passivement ; refusant la tragédie en préférant s’armer pour le futur.
Là où Les Oliviers de la Justice porte la marque autobiographique d’une famille de colons de la Mitidja et de toute une sensibilité qu’il faut lire et relire pour comprendre la guerre d’Algérie (et donc le rapport de la langue française et de notre histoire (celle qui empreint la société française) à
l’Algérie) Le Maboul fait un saut puissant et entier de l’autre côté. À la recherche d’une expression totale, seule manière de laisser sa chance à l’honnêteté, de refuser une culpabilisation lâche, et de se mettre à la hauteur des sacrifices endurés par les combatttant.e.s pour la liberté, le Maboul et la nouvelle forme-écriture en viennent à changer la perspective et le rapport au monde de son auteur : « Il y a ainsi des livres qui sont pour l’écrivain des sortes de guerres civiles intérieures ou le choix du sujet, de la langue et du style représente à lui seul une prise de position.
Un engagement durable. Une métamorphose. L’écriture avait algerianisé ma façon de sentir les êtres et les choses.»
Il n’y a plus ici un algérianisme de façade, du soleil, une Tipasa-vidée-de-ses-humains, et de la lumière, mais une littérature algérienne se créant en utilisant la graphie française dans une logique politique : celle d’accompagner un peuple en voie de libération, celle de dire sa dette envers des valeurs et des dignités retrouvées par la lutte, celle de combattre les racines de l’aliénation pour imaginer la cohabitation et
rendre, enfin, hommage à une terre algérienne tellurique, plurielle, en magma et non pas figée dans les postures passives à la Camus. Donner un avis, prendre position sur la situation algérienne est une chose. Vouloir comprendre, inventer pour transmettre en est une autre, comme le dit si
bien Pélégri en décrivant son travail : « De ce fait, des fautes de grammaire, des infractions à
la syntaxe, comme je l’ai souvent vérifié, correspondaient en réalité à des règles précises de l’arabe dialectal. Aussi pour mieux épouser sa pensée, j’ai pris peu à peu l’habitude, avant d’écrire — ou plus exactement avant de l’entendre – de consulter un petit livre d’arabe dialectal avec ses règles et ses exemples. J’ai aussi repris, toujours pour apprendre à penser dans l’autre sens -de droite à gauche – la lecture du Coran et l’apprentissage de l’écriture arabe que j’avais entamés sous
les yeux de Fatima. »
Le Maboul est un livre politique comme l’écrit Lentin. C’est aussi un roman policier tout autant qu’une fresque historique reliant enfin les campagnes d’Italie et la guerre contre les nazis aux premières installations de colons en Algérie, reliant la lutte de l’ALN au destin du monde paysan algérien. Tel le palier supérieur et nécessaire devant venir après l’écriture des Oliviers de la Justice, Le Maboul est un
tout, un cycle entier dans lequel Pélégri s’engagea et qu’il continuera à explorer avec notamment deux autres livres : Les onuments du déluge et Un cheval dans la ville dont Mourad Bourboune parle dans sa postface et qu’il faudra un jour aussi faire redécouvrir.
Car cette « croyance en l’homme », chère à cette génération intellectuelle, a trop de résonance aujourd’hui pour continuer à être recouverte par les mémoires intouchables et le poids d’une écriture française d’Algérie tournant autour du pot de la tragédie algérienne (la france est-elle à ce point orgueilleuse qu’elle refuse encore de parler de sa guerre civile?). Il est trop facile et partial de continuer à faire vivre la littérature en lien avec l’Algérie autour de la seule référence camusienne. Comment ne pas voir dans l’œuvre de Pélégri des pistes pour proposer, plutôt qu’une lecture de l’Étranger de Camus qui soit un remake d’une écriture destinée à la langue française (Daoud), une écriture située au même endroit, abordant la même lumière, le même destin d’une cohabitation gâchée ? Comment, plutôt que de s’ajuster au rythme de la langue française véhiculant trop de partipris et de s’entêter à signer du sceau du meurtre-vengeance, choisir celui d’un meurtre-nommé, acte-libérateur du maboul exprimant enfin (par la violence) la voix d’un peuple bâillonné pendant 132 ans (dans sa langue et au moyen de
la graphie de l’ancien oppresseur) ? Comment ne pas voir dans le fratricide libérateur (fanonien 12 ) du maboul un appel à la justice collective, faisant appel pour une fois « à la notion qu’un peuple se fait du Temps », celle du peuple algérien, et non pas à la notion de justice « trahie » par l’occident. Et bien plus : une justice liée à une terre, à un destin collectif et non pas accrochée désespérément aux basques d’une
communauté ou à des individualités. Une justice dite dans une langue nouvelle, avec cette écriture de graphie française faisant fi de la bienséance complice des puissants comme
l’écrit si bien Sénac : « À travers les sortilèges (dont ils ne mésestiment pas les dangers) d’un français volontairement mal foutu, qui ne craint ni la préciosité, ni les déflagrations, ni la calcination, soumis
à un traitement différent, par une préhension toujours autre de la syntaxe, du mot, du sens, les nouveaux poètes algériens récupèrent dans les assauts du cratère à la fois leurs racines (inaliénées) et leur corps futur. »
Cette écriture doit être une inspiration pour aborder aujourd’hui la littérature et l’action, pour continuer de chercher et d’inventer les formes venant résister à la « Babylone de l’Ouest (l’Occident) » (Bourboune) et à son cortège d’individualismes. Car la langue, comme le dit Youcef Sebti, est tentative de prise de pouvoir et c’est là ce dont nous avons besoin : reprendre du pouvoir sur tout pour le redistribuer à tous et toutes. Comme Slimane attiré vers la Montagne, le fusil sur l’épaule. Comme les jeunes poètes algériens salués par Sénac et perpétuant dans leurs œuvres la « littérature-laboratoire » de Pélégri, faisant cohabiter sans gêne et avec audace français et arabe, poussant un peu plus loin encore les bases posées par cette génération intellectuelle critique et fraternelle dont nous ne pouvons que nous inspirer.

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Ancienne présentation des Éditions Terrasses

Les Éditions Terrasses font renaître en 2019 le carrefour culturel et politique de la Méditerranée imaginé juste avant le début de la guerre de libération nationale algérienne par la revue du même nom, mort-née en 1953. Le seul numéro de la revue Terrasses proposait alors des ponts entre écrivain.e.s engagé.e.s de la Méditerranée pour soutenir un internationalisme libérateur porté par la poésie et la prose.

Les Éditions Terrasses veulent faire redécouvrir, traduire et présenter les écrits de ceux et celles qui ont voulu faire vivre pleinement les échos des internationalismes révolutionnaires entre Marseille et Alger, entre New-York et Kinshasa…
Nous voulons, aujourd’hui, réactualiser cet héritage politique et culturel en présentant des écrits contemporains dont les coeurs résonnent de littératures et d’engagements et qui accompagnent des choix de trahison face aux privilèges pour mieux penser la libération.

Nous voulons par l’édition et l’organisation collective construire des ponts entre des moments populaires de création et des expériences d’émancipation, entre des positionnements radicaux dans l’écriture et l’organisation de forces pour changer la société et participer à toutes les émancipations.